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- Effroi et Chocolat -

Quelque part vers mes douze ans, mon village a été touché par une inondation. Ce n’était pas un déluge comme en montrent les images que l’on voit parfois à la télévision où les gens sont coincés sur leur toit. Non, juste le petit ruisseau qui est sorti de son lit...


Mmmmoui, enfin disons qu’il est quand même vachement bien sorti de son lit, quoi. Au lieu d’être gentiment traversé par un joli petit ruisseau sympathique, le village était tout à coup coupé en deux par une bonne grosse rivière en colère.


Ma maison se tenait habituellement à une bonne quinzaine de mètres du dit ruisseau (qui passait sous la ruelle en empruntant obligeamment le petit tunnel dédié). Mais ce jour-là donc, la rivière venait lui lécher la façade (et faisait clairement comprendre qu’elle n’en avait que faire de ce foutu tunnel). Entendons-nous bien dès le départ : toute personne sensée avait compris qu’il ne fallait pas déranger Madame en tentant de la traverser…


Les premières émotions passées – la nuit fut courte et notre chat a failli littéralement prendre le large – j’étais curieuse de savoir comment ça pouvait bien se passer dans le centre. Notre maison n’avait subi aucun dégât, mais la menuiserie du village, dans la rue parallèle, pataugeait dans la flotte et cette famille qui ne passait clairement pas une bonne journée avait peut-être besoin de soutien. Arrivée sur place, je constatai que presque tout était sous contrôle. Contrairement à chez moi, tant il y avait du boulot, le cours d’eau n’était déjà plus la vedette du jour, les gens le traversaient même quasi sans hésitation. Comme une idiote, je fis de même. Je choisis donc l’itinéraire le plus prudent : traverser en ligne droite sur la ligne blanche au milieu des deux bandes de la route provinciale. Cela me parût même facile, l’eau n’arrivait à peine qu’à mi-hauteur de mes bottes.


Bon c’est bien joli tout ça mais ‘fait pas chaud-chaud ici. Je décidai de rentrer… en continuant mon tour du quartier. La boucle se bouclait donc à quelques mètres de ma maison où maintenant seul le large ruisseau déchainé me séparait du réconfort de mes pantoufles.


Dans cette rue-ci, j’étais complètement isolée, personne ne pouvait me voir, pas même de sa fenêtre.


Je ne pris même pas la peine de marquer une pause en entrant dans l’eau et avançai carrément franc battant. Un, j’étais pressée parce que j’avais froid ; et deux, j’avais réussi à passer les doigts dans le nez là-bas plus haut, je ne voyais vraiment pas en quoi cette traversée-ci pourrait poser prob…


Soudain, ma botte droite se remplit entièrement d’eau. Comme ça, boum, en profitant juste que mon pied se pose au sol. Je m’arrêtai net. Mon cerveau se réveilla et prit enfin le temps de raisonner un peu.


  • Tiens, en fait ma Chérie, ta petite rue qui descend est peut-être légèrement plus base que la grand-route d’où l’on vient. Ce serait logique, même.

  • Merci pour ta remarque mais c’est un peu tard…

  • Et en observant bien sur notre droite, je rajouterais même que le courant est plus violent ici, vu le passage plus étroit et l’absence d’arbres…

  • En prenant conscience de cela, l’effroi me parcouru des pieds à la tête en un éclair froid et humide.

  • Ok. C’est pas grave. Ce n’est qu’une botte remplie d’eau finalement. Ca ne pèse pas ééénormément plus qu’une botte remplie d’air. Tu peux continuer.


J’essaie de bouger mon pied mais la force de l’eau qui dévale inlassablement l’immobilise complètement. Le mouvement me fait vaciller et menace de me faire perdre l’équilibre. Le courant est terriblement fort, le bruit assourdissant qu’il fait rempli soudain toute ma tête. Je suis seule avec cette rivière, il n’y a plus de ciel, je ne vois plus ma maison. Il n’y a que elle et moi, qui suis prise au piège.


  • Ne panique pas.

  • Trop… tard…

  • Allez. Un pas à la fois.

  • Mon autre botte va se remplir aussi…

  • Oui, très certainement. Mais c’est pas grave, ça va aller.

  • Je veux faire demi-tour !

  • Oui, c’est peut-être une bonne idée. Essaie un peu de tourner ton bassin vers…


Je perds l’équilibre et le reprends de justesse en mettant tout mon poids sur ma jambe droite qui fend toujours le courant. Ma botte gauche en profite pour se remplir d’eau à son tour et manque juste encore une fois de me faire tomber en tentant de s’échapper. Je suis maintenant littéralement clouée au sol.


  • J’ai peur !

  • Garde ton calme, ça va aller. N’essaie plus de changer de direction. On rentre tout droit à la maison !


J’avance. Centimètre par centimètre. Je sens qu’à chacun d’eux je m’enfonce un peu plus, un tout petit peu plus dans l’eau. Je le sens à cause du nouveau froid sur mes jambes à chaque fois que l’eau touche un niveau de ma peau jusque-là encore sèche.


  • Ça monte encore. Regarde autour de nous ! Le courant est trop fort. Je vais tomber ! Je ne sais pas nager !

  • Oh ma Chérie, même si tu savais, le courant serait plus fort que toi, tu sais. Pour une fois, savoir nager ou pas, ça ne change rien, ma pauvre… Allez, avance.


J’obéis, encore quelques centimètres. Puis, le froid glacial sur ma rotule m’immobilise à nouveau.


  • Attends, qu’est ce que tu essaies de me dire en fait ? Je ne peux pas mourir, quand même ? Pas à douze ans. Pas comme ça. Pas à deux pas de chez moi. Personne n’est même au courant que je suis sortie… Dis-moi, sérieusement, on ne peut pas mourir aussi bêtement, hein ? Si je tombe, il doit bien y avoir un moyen de…

  • Coco. Tu fais 38 kilos et demi. L’eau arrive maintenant à tes genoux. Si tu tombes, le courant ne laissera même pas ton corps toucher le sol… Tu seras directement emportée au loin.


Crise de panique. Totale. Et tant qu’à faire, crise de tétanie. J’imagine la sensation de vide au moment de tomber, la peur qui m’accompagne dans ma chute et ne me lâche pas, la perte de repères à cause des tumultes de l’eau, et cette eau qui me fait d’abord tousser puis qui s’engouffre finalement dans mes poumons. Il paraît qu’on ne meurt pas tout de suite quand on se noie. Est-ce que je vais souffrir longtemps ?


Ensuite, je fais encore le point sur la situation. Le bas de mon corps est paralysé par le froid et la peur. Et, accessoirement, pour ma précaire intégrité physique. Tant que je ne bouge pas, rien ne se passe. Mais j’ai mal aux jambes. Et je ne tiendrai pas encore longtemps comme ça. Je crois que je n’ai plus qu’à prendre le temps qu’il me reste pour choisir mon moment de tomber enfin. Ou alors…


  • Ok voilà ce que je propose : le principe du ‘’on aura tenté’’.


Je ravale mes larmes.


  • C’est-à-dire ?

  • De toutes façons, tu vas crever. Accepte-le. Mais tentons de faire ça sans regret : essaie quand même de t’en sortir. Essaie jusqu’au bout, juste pour voir.

  • Je sais pas si je vais…

  • Avance !

  • Mais je…

  • A-VANCE ! MAINTENANT !



Chaque minuscule mouvement de jambe lançait sa douleur de la cuisse tétanisée jusqu’à la nuque. Mon cœur était à plein régime comme jamais, j’étais trempée de sueur, mais je continuais. Pour ne pas avoir de regret. Pour pouvoir dire à mes parents si je meurs, ‘’mais j’ai essayé vous savez, je vous le promets…’’


Sous mes pieds, la pente du sol s’est enfin mise à remonter. Puis mes genoux sont sortis de l’eau, puis j’ai à nouveau aperçus le kaki de mes bottes, puis le niveau est descendu jusqu’aux chevilles. Un pas à la fois, mes pieds se sont allégés. Finalement, je suis sortie de l’eau. J’étais libérée. Je n’ai pas vraiment eu le temps de me sentir ridicule avec mes bottes remplies de flottes : je me suis mise à courir le plus vite possible jusqu’à la maison, comme si la rivière était toujours à mes trousses.

 

Quand j’ai claqué la porte, Titi a doucement arraché ses yeux de son jeu Playstation pour me regarder. Il a tout de suite vu que j’avais eu un mauvais quart d’heure… Et je devais vraiment avoir une sale gueule parce pour l’unique fois de sa vie, il m’a dit :


  • Euh… Tu… Tu veux un chocolat chaud ?

 

Coco

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